Depuis toujours, naître « femme » a toujours été source de négativité. On ne naît pas « femme », on ne naît juste pas « garçon ». C’est ce que constate Camille Laurens dans son livre Fille, sorti en 2020, où elle raconte l’histoire de Laurence Barraqué, une femme ayant une vie similaire à la sienne. Ayant perdu son propre petit garçon comme l’héroïne du roman, l’auteure porte une réflexion maternelle sur la question de l’identité féminine. Cette réflexion identitaire se retrouve également dans Je suis Jeanne Hébuterne, amenée par l’auteure Olivia Elkaïm de façon franche et directe. Le titre en lui-même est annonciateur de cette problématique : Jeanne Hébuterne n’est pas juste la femme du peintre Amedeo Modigliani, ni la sœur d’André Hébuterne. Jeanne Hébuterne est avant tout sa propre personne ; elle est une femme.
Le questionnement de cette construction identitaire se retrouve donc dans ces deux ouvrages où la parole est laissée aux femmes, les personnes les mieux placées pour parler du sexisme et de l’intériorisation que la société leur oblige à subir quotidiennement.
Si l’on retrouve chez Camille Laurens une vision détachée de ce constat, c’est sur un ton léger, parfois humoristique qu’elle en parle : « à propos des filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c‘est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n’as et tu n’auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. » Sous-entendu qu’avant d’être une personne, la femme est avant tout un genre. Lorsqu’à la naissance le médecin déclare « c’est une fille », la nouvelle est accueillie comme « ce n’est pas un garçon ». Même bien avant cet évènement, lors de l’échographie, si l’on constate l’absence de sexe masculin on considère tout simplement qu’il n’y a rien à voir qui soit digne d’intérêt. La femme est donc toujours associée à son homologue masculin, et ce bien avant la naissance. Constat que fait Camille Laurens dans Fille, « […] quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L’unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu’un – tes parents, ton époux. » Ces paroles font échos au cas de Jeanne Hébuterne, prisonnière à la fois de la voix de son frère qui la tourmente sans cesse, mais aussi de son mari, Jeanne Hébuterne ne vit que par le biais des hommes de sa vie, bien qu’à la recherche d’une émancipation pouvant la libérer de ce joug dont elle souffre continuellement. Olivia Elkaïm questionne les conditions de la femme en 1916, que ce soit en tant qu’artiste, en tant que « sœur de » ou de « femme de », aux yeux de la société Jeanne Hébuterne n’est qu’une femme vivant dans l’ombre d’un mari peintre, enceinte avant même d’être mariée, elle est le sujet de nombreuses critiques. Elle reste une femme reniée de la société, étouffée par l’emprise de son propre frère et prisonnière de l’amour inconditionnel qu’elle éprouve à l’égard de son mari, qui va d’ailleurs finir par engloutir petit à petit son existence, jusqu’à tout lui prendre.
Finalement, une femme n’a-t-elle d’autres choix que de s’imposer des règles pour pouvoir vivre paisiblement ? Si Jeanne Hébuterne se répète les mots « Ne pas le revoir. Jamais. […] C’est un ordre ! » en parlant de son mari, Laurence Barraqué quant à elle, enseigne à sa propre fille des règles comme « Le masculin l’emporte toujours sur le féminin. Tu devras l’apprendre par un cœur un jour. » afin de l’aider à accepter qu’être une femme, c’est passer au second plan, derrière l’homme.
Là où les deux auteures se rejoignent également est l’utilisation du « Je », souvent accompagné du « Tu » ; comme un professeur enseignant à son élève les règles à suivre en tant que femme chez Laurence Barraqué. Mais surtout comme Jeanne Hébuterne, une femme perdue et esseulée, se répétant à elle-même la bonne conduite à suivre, dictée par les hommes de sa vie. « Si je me concentre, je m’entends me parler à moi-même. Je me dis « Je », je me dis « Tu », et là maintenant […] je me fustige, Jeannette, Jeannette, tu n’es pas faite pour l’amour. »
L’héroïne éponyme du roman d’Olivia Elkaïm éprouve l’envie de se libérer des paroles de son compagnon et de son frère, et de ce fait d’être maître de sa propre histoire. Quant à l’héroïne de Camille Laurens, elle n’arrive pas à se défaire du joug de la société patriarcale dont elle est prisonnière. C’est en questionnant l’homosexualité de sa fille qu’elle sera prise au dépourvu, se rendant finalement compte du sexisme intériorisé dont elle était victime et qu’elle reproduisait inconsciemment à son tour. Sa propre fille, qui va donc lui ouvrir les yeux sur le fait qu’être « une fille, c’est bien aussi. Et même […] c’est merveilleux, une fille. »
Entre douleur et honnêteté, Perrine met en avant ce que cela implique “d’être” une femme. Sa force d’écriture et le choix de ces extraits montrent la volonté des auteures de prouver qu’être une femme, ce n’est pas qu’un genre assigné à la naissance. C’est beaucoup plus que cela, mais dans certains cas, cela veut aussi dire, et je cite Perrine ici: “lors de l’échographie, si l’on constate l’absence de sexe masculin on considère tout simplement qu’il n’y a rien à voir qui soit digne d’intérêt.”. Je trouve son texte très fort et résonnant avec ma vision des choses, ainsi que la vision que j’ai eu en lisant deux autres extraits drastiquement différents. Nos points de vues convergent, tout en ayant choisi des extraits différents. Et je pense que ça veut dire beaucoup sur la vision de la femme, par une/des femme(s), peu importe leur époque. Merci, Perrine, pour cet article plein de féminisme et de volonté de se faire entendre.
Dans les œuvres que vous avez choisies, laquelle entre le plus en écho avec la vision de Perrine?
Je pense que Les Impatientes, de Djaïli Amadou Amal, est celui qui fait le plus écho avec ce que Perrine démontre ici.
Article particulièrement pertinent et qui démontre avec efficacité le lien de subordination du féminin au masculin. Je n’aurais pas pensé à réaliser un regard croisé entre ces deux textes, mais la correspondance fonctionne très bien. En effet, les deux oeuvres – malgré un contexte a priori éloigné – traitent des fondements de la condition féminine : quels types de dominations sont à l’oeuvre et font obstacle à la construction en tant que “femme”. Ainsi, il serait intéressant de poursuivre cette piste à travers la notion de plafond de verre, bien présente au sein des deux textes.