Sous l’emprise d’un système patriarcal a priori omnipotent, la femme est prisonnière. Son corps, approprié par les normes dès la naissance puis contrôlé, fixe les conditions de sa captivité. C’est un corps oppressé, dépouillé de son autonomie et de toute individualité. L’image de la femme comme prisonnière du patriarcat, c’est est un des piliers de la littérature féministe contemporaine. Djaïli Amadou Amal, militante féministe confirmée, y prête une attention toute particulière dans son roman Les Impatientes, paru en 2020. Elle y aborde la question du mariage arrangé, des responsabilités imposées aux femmes en tant que filles, épouses, et mères. Dans Le Bal des Folles, roman historique paru en 2019, Victoria Mas place le motif de la femme prisonnière au centre de l’œuvre. Son récit poignant dépeint le destin tragique des femmes internées à l’hôpital de la Salpêtrière pendant le XIXème siècle, condamnées puis exploitées pour leur déviance.
Les autrices s’approprient la figure de la femme prisonnière, la personnifient, et tentent de définir la nature de son oppression par le patriarcat. Dans un style presque autobiographique, Djaïli Amadou Amal assimile cette oppression à une suffocation – « J’ai l’impression d’étouffer », s’exclame Hindou – et son mariage à un tourment – « Sauvez-moi, avant que je ne dépérisse entre quatre murs, captive ». Cette image des murs laisse peu de place à l’interprétation du lecteur ; le symbolisme est flagrant. Nous retrouvons d’ailleurs cette même image dans Le Bal des Folles, lorsque Eugénie répugne à l’idée d’un mariage : « une vie confinée entre les murs d’un appartement bourgeois ». La suffocation que ressentent ces femmes est a imagée ; les murs qui les retiennent captives ne sont pas tous tangibles. Pourtant, leur oppression semble les indisposer physiquement : elle tord l’estomac d’Eugénie et noue celui d’Hindou. Le corps oppressé est, semble-t-il, un corps malade.
Si le corps de la femme est oppressé, c’est parce qu’il est traitée telle une propriété, réifiée. Suivant la tradition, dans un système patriarcal, la fille, dès sa naissance, appartient à son père. Elle n’appartient pas à sa mère, qui l’a pourtant mise au monde. A l’âge adulte, lorsqu’elle se marie, elle devient la propriété de son époux. C’est de cet échange, explique Victoria Mas, que la femme puise sa seule valeur aux yeux de son père : sa « valeur d’épouse ». Djaïli Amadou Amal aborde elle aussi, dans son propre récit, cette notion de transaction : « désormais, ses filles ne lui appartiennent plus » dit-elle du père, « il s’est défait d’une lourde responsabilité ». Une fois sa valeur d’épouse épuisée, on attend de la femme qu’elle se consacre – et ce avec enthousiasme – à son rôle de mère. Dans Les Impatientes, l’écrivaine se penche sur la question du rapport de la femme à la maternité. Elle s’y interroge sur le supposé « instinct » maternel, notamment en évoquant le manque d’intérêt d’Hindou à l’égard de son enfant.
Dans un système qui opprime la femme, l’affranchissement est une lutte pénible et solitaire. L’expression d’un désir d’émancipation est diabolisée, perçue comme un acte de déviance qui ne peut être commis que sous possession démoniaque. Dans Le Bal des Folles, les convulsions de Louise, victime d’épilepsie, sont perçues par certains spectateurs comme un signe de possession. Ces spectateurs, « que la moindre excentricité affole », et qui ne sauraient tolérer le non-respect de normes sociétales. On dit aussi qu’Hindou est hantée pas un « djinn malveillant », puisqu’elle n’éprouve aucune affection à l’égard de son nouveau-né. Face à de telles superstitions, les femmes de ces récits luttent seules pour leur liberté. Elles ne trouvent aucun allié dans leur captivité et n’obtiennent aucune sympathie de la part de leurs semblables.
Les romans de ces deux écrivaines sont poignants. Ils donnent à réfléchir sur quelques systèmes archaïques qui persistent à contraindre l’autonomie de la femme. Certes, Le Bal des Folles est un récit historique – mais il traite de thèmes qui sont – malheureusement – toujours d’actualité. Si la femme peut sembler plus libre de nos jours, elle n’en est pas moins prisonnière ; Djaïli Amadou Amal le fait comprendre.
Voilà deux livres que je n’aurais pas pensé à mettre en parallèle tant ils me semblaient différents au premier abord mais cette critique me prouve que j’avais tort.
Deux plumes opposées dans leur style nous offrent un témoignage poignant sur l’oppression que subissent ces femmes.
Si la méthode d’emprisonnement est différente sur la forme, elle reste au fond liée à une même cause, le système patriarchal.
Alors pour que cela change, tant mieux si les textes présentés sont deux styles différents et deux histoires différentes puisqu’ils permettent de toucher et d’alerter un public le plus large possible.
C’est intéressant ici de voir une analyse sur l’oppression de la femme physiquement et non pas psychologiquement. Aujourd’hui avec le développement de l’effet du pervers narcissique, on a tendance à penser que la femme peut être seulement soumise psychologiquement, en manipulant. On oublie parfois ce que l’histoire a pu faire de nous, et surtout ce que les croyances peuvent engendrer.
Sans compter que l’oppression intériorisée conduit souvent à ce que les femmes s’empêchent physiquement d’agir, boucle sans fin…
Léa et moi avons un texte en commun, Impatientes, de Djaïli Amadou Amal. Ce texte montre bien l’impuissance et le désespoir des femmes, coincées dans leur condition “d’être” une femme dans une société qui ne les accepte pas pour elles, mais pour leur affiliation aux hommes de leurs vies. “Pourtant, leur oppression semble les indisposer physiquement : elle tord l’estomac d’Eugénie et noue celui d’Hindou. Le corps oppressé est, semble-t-il, un corps malade.” Cette phrase résonne et fait écho à la condition de la femme depuis toujours, et montre bien la force de Léa et sa vision des choses. Merci, Léa, pour ce texte puissant.
La question du corps dans le roman actuel, mais aussi dans les pratiques théâtrales, est central. Se mettre en scène, se remettre en question, remettre en question les autres à travers la présentation du corps souffrant… je vous invite à visiter le théâtre contemporain !